Le 8 novembre 1980, François Mitterrand annonce sa candidature devant les Français. L’essentiel de sa campagne est déjà au point : dès l’été, il a rencontré Jacques Séguéla. Le célèbre publicitaire devient le responsable de son équipe de conseillers en communication, laquelle élabore le fameux slogan du candidat socialiste : « La force tranquille ». Comment cette formule est-elle née ? Quel a été son impact sur la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981 ? Comment a été conçue l’affiche correspondante, tout aussi connue ?
La force tranquille : le fruit d’une étude poussée des Français
Loin d’être une invention de dernière minute, « La force tranquille » est le résultat d’une étude en profondeur des flux socioculturels de la population française, réalisée par un institut d’enquête d’opinion, la Cofremca.
Jacques Séguéla, explique la méthode de travail qui a débouché sur le support final : « Nous (NDLR : Jacques Pilhan, autre grand publicitaire, et lui-même) dressâmes le tableau comparatif des deux adversaires. Dès lors, le jeu était simple : pousser Giscard sur ses fautes, tout en faisant des faiblesses apparentes de Mitterrand des forces potentielles. »
Suit la liste des qualités attribuées par les Français à Valéry Giscard d’Estaing, président de la République depuis 1974 : « Il est intelligent. À nous de faire que son excès d’habileté tourne à la manipulation. Il est séducteur, bien, mais au détriment de la tenue de ses promesses. Il est racé, il sera hautain donc coupé du peuple… il est cultivé, le voici un technocrate. »
À l’inverse, il fallait présenter les faiblesses du candidat de gauche comme autant d’atouts : « Mitterrand est vieux, il sera sage. Il n’a plus l’âge des ambitions personnelles, il sera serein, riche de sa paix intérieure. On le dit intellectuel, il sera réaliste. Ami du bon sens, proche des gens, de leur quotidien. On le dit perdant, il sera tenace. On le dit tacticien, il sera vrai. Quant au littéraire, c’est un passionné qui ne se bat pas pour le droit mais pour nos droits, etc. ».
On le voit, Jacques Séguéla dresse peu à peu une image de son candidat, tout en enfermant le président sortant dans une autre image. Il choisit donc de présenter François Mitterrand comme un homme calme et serein, de contrecarrer sa réputation d’opposant et de perdant, tout en illustrant le désir de changement s’enracinant dans la tradition. En fin de compte, il s’agit de donner une dimension rassurante à un homme qui propose le changement !
Cette étude a donc permis à François Mitterrand de séduire certains électeurs envers lesquels il n’était pas en position de force par rapport à ses concurrents. Aussi son discours cible-t-il plus particulièrement les femmes et les personnes âgées qui représentent les « recentrés » en matière de style de vie, c’est-à-dire ceux qui s’attachent aux valeurs traditionnelles et naturelles comme la paix, l’emploi ou la sécurité. « La force tranquille » va devenir un thème fédérateur, un thème de reconnaissance.
La force tranquille : une trouvaille collective
Si la paternité de « La force tranquille » est attribuée à Jacques Séguéla, qui dirige alors l’agence de publicité RSCG, c’est en réalité un travail collectif mené par Jacques Séguéla, certes, mais aussi Jacques Pilhan, responsable marketing de la campagne, Richard Raynal, également publicitaire, et Anne Storch, la rédactrice de l’équipe. C’est elle qui proposera la formule finale.
Dans un précieux témoignage recueilli par J.-M. et Ph. Benoit et J.-M. Lech dans leur livre La Politique à l’affiche : affiches électorales & publicité politique 1965-1986, Richard Raynal nous confie comment les choses se sont déroulées : « J’avais deux idées à marier, un nouveau de Gaulle et la tranquillité. Là, précisément, j’ai eu un flash créatif et j’ai vu John Wayne dans L’Homme tranquille. J’avais cette image en tête : il rentrait dans un saloon avec son physique impressionnant et son impassibilité qui représentaient précisément sa force. Je propose donc “l’homme tranquille” mais tout le monde refuse. Après ce fut “l’élan tranquille”, mais on risquait de lui dessiner des cornes sur l’affiche ! À chaque réunion, je revenais à l’attaque avec mon image dans la tête et mon accroche dont je sentais qu’elle ne traduisait pas parfaitement ce que je voulais exactement exprimer. C’est alors Anne Storsh, la rédactrice, qui s’exclama “Si vous ne voulez pas de l’homme tranquille, appelez donc cela la force tranquille”. Elle venait de trouver la force et ainsi livrer la juste expression de ce dont je n’arrivais pas à accoucher ».
Par la suite Anne Storch livrera son analyse : « Un mot de droite : force, un mot de gauche : tranquille. Quand j’y pense, nous avions inventé la cohabitation avant l’heure ! »
Reste à trouver une affiche fidèle au concept…
L’annonce des résultats du premier tour depuis 1965 – Vidéo INA
La force tranquille : c’est aussi une affiche !
Pour être crédible, la nouvelle image élaborée par l’équipe de campagne autour de « La force tranquille » doit bien entendu « coller » au comportement du candidat. C’est pourquoi François Mitterrand, tout au long de la campagne, se comporte beaucoup plus en président qu’en candidat, évitant ainsi le piège de l’agressivité dans lequel tombent souvent les challengers.
L’affiche de la « force tranquille » montre un François Mitterrand paisible, dans une atmosphère de quiétude, avec un slogan simple et personnalisé, Mitterrand Président, sans référence au socialisme. Le graphisme, le choix des couleurs, avec l’utilisation du bleu, du blanc et du rouge, sont autant de repères d’identification pour les « recentrés » (voir plus haut). De même, le village que l’on aperçoit au loin, avec son église, symbolise la France profonde. Cette église est celle de Sermages dans la Nièvre.
Christian Michel, le directeur artistique de l’équipe Séguéla, raconte « l’épopée » de ce shooting historique : « La première photo de la “force tranquille” devait être prise à Latche Le photographe et moi-même avions repéré un village à trente kilomètres de là mais François Mitterrand, ne comprenant pas qu’on veuille l’emmener aussi loin, proposa un autre village, qui, selon lui, présentait le même visuel et le même intérêt. Après bien des péripéties, François Mitterrand proposa de retourner au premier village, mais la lumière ne le permettait plus. Nous pensions alors retenir une photo prise du candidat sur une plage, mais comme il portait un manteau sur son bras gauche, les responsables du PS pensèrent que tout le monde dirait : il va prendre une veste ! Malgré une photo montage réalisée plus tard avec une “greffe” d’un bras, le PS refusa de nouveau ces visuels. Deuxième étape : Reims. Nous devions faire une photo de Mitterrand devant la cathédrale de Reims. Hélas ! Le brouillard ne nous le permit pas. Puis on réalisa ensuite une autre photo complètement ratée (François Mitterrand était fatigué et trop maquillé). C’est finalement dans un petit village de la Nièvre que nous prîmes le cliché final, par un temps glacial. »
Ce même visuel du village et de l’église est aussi décliné sous deux autres slogans : « D’abord l’emploi » et « Vivre autrement ». Mais c’est bien « La force tranquille », dont la presse s’est immédiatement emparé, qui est devenue le leitmotiv de la campagne. La formule bénéficie alors d’un fort taux de reconnaissance par 73 % des personnes interrogées par Ipsos. De plus, pour 44 % d’entre elles, la campagne d’affichage de Mitterrand dit quelque chose d’intéressant. Surtout, les taux de rejet des affiches sont beaucoup plus faibles que ceux recueillis par les affiches de Jacques Chirac et de Valéry Giscard d’Estaing : 50 % de « pas convaincus » et 48 % de défiance.
Quel impact sur la victoire de Mitterrand ?
Difficile d’estimer l’impact global de la campagne d’affichage en pourcentage de suffrages exprimés. Si l’on entend dire encore aujourd’hui que cette affiche a contribué à faire gagner François Mitterrand, ce qui est certain, c’est que le tandem Mitterrand – Séguéla a fonctionné à merveille.
D’ailleurs, Valéry Giscard d’Estaing tombera lui-même dans le piège du slogan, en interpellant Mitterrand lors du débat télévisé de 1981, et en lui reprochant de « perdre sa force tranquille ». En fait, en rappelant la formule, il ne fait que la légitimer encore davantage aux yeux des téléspectateurs et donne toute sa crédibilité à la candidature de Mitterrand.
L’affiche du second tour, quant à elle, est en avant-première la photo officielle du président de la République. François Mitterrand est seul. Il regarde les Français en face. Le bleu, blanc, rose de « La force tranquille » est devenu le bleu, blanc, rouge. Au second tour, Séguéla veut montrer « l’homme-président ». L’heure n’est plus aux discours ni aux divisions, mais au rassemblement !
En conclusion, « La force tranquille » a parfaitement collé à la peau du futur président socialiste, et ce au fur et à mesure que sa campagne progressait. Ce qui a donné toute sa « force » (justement !) à la formule, c’est sa clarté et sa cohérence. Elle n’aurait pas pu convenir à n’importe quel candidat. D’où le clin d’œil de Jacques Séguéla : « Les journalistes ont dit que Séguéla avait fait élire Mitterrand. Faux, c’est Mitterrand qui a fait élire Séguéla ! »
Sandrine Campese
Intéressant simple et compréhensible. Continuez mais comment accrocher la jeunesse ? Bon courage …
Un grand merci, Jean-Pierre ! Pour la jeunesse, c’est principalement à l’Éducation nationale de faire son travail, même si, s’agissant de la langue française, le Projet Voltaire intervient aussi en complément dans les écoles et les universités. Enfin, la curiosité s’aiguise tout au long de la vie… Bonne journée.