On prend les mêmes et on recommence ! Le débat télévisé de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 1981 reproduit le même scénario qu’en 1974 : Valéry Giscard d’Estaing, président de la République sortant, se retrouve de nouveau face à François Mitterrand, qui se présente sous les couleurs du Parti socialiste (PS). Souvenez-vous, en 1974, VGE avait paru mieux préparé, plus incisif, assénant son fameux « Vous n’avez pas le monopole du cœur. » Mais cette fois-ci, François Mitterrand est plus combatif et entraîné que jamais, bien décidé à prendre sa revanche.
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Le contexte de l’élection
En 1981, l’Europe est définitivement sortie des Trente Glorieuses, cette période de prospérité économique qui a suivi la seconde guerre mondiale. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont ébranlé les économies. La France connaît l’inflation et les prémices du chômage de masse (le chiffre symbolique du million de chômeurs est dépassé en 1975). Le président Valéry Giscard d’Estaing confie d’abord Matignon à Jacques Chirac, puis à l’économiste Raymond Barre en 1976, avec comme priorité de lutter contre la « staglation ».
Malgré ses difficultés à tenir sa majorité (le RPR et l’UDF peinent à s’entendre), il conserve jusqu’à quelques mois des élections la faveur des sondages. Surtout, la rupture de l’Union de la gauche avant les élections législatives de 1978 laisse augurer pour VGE une réélection « dans un fauteuil ». Mais la fin de son septennat est marquée par les polémiques, en particulier l’affaire des diamants offerts par Jean-Bedel Bokassa, dirigeant de la République centrafricaine. De surcroît, il traîne comme des boulets son bilan économique et sa rivalité avec Jacques Chirac, également candidat.
Dans ce contexte, après une campagne marquée par un fort affrontements entre « quatre grands » (VGE, François Mitterrand, Jacques Chirac et Georges Marchais), le président sortant obtient 28,32 % des voix lors du premier tour de l’élection présidentielle le 26 avril. Il devance François Mitterrand (25,85 %). Tandis que Jacques Chirac ne se rallie à VGE que du bout des lèvres, Mitterrand obtient le soutien de Georges Marchais. Si les derniers sondages donnent le candidat socialiste vainqueur, jusqu’au bout, l’incertitude est totale dans la population, notamment au moment du débat qui se tient le 5 mai 1981 devant 25 millions de téléspectateurs.
Les coulisses du débat
Échaudé par sa faible prestation de 1974, François Mitterrand convoque, sous l’autorité morale de Robert Badinter (son futur ministre de la Justice), une commission afin de remodeler le protocole existant et de réglementer le débat télévisé, pour que cette fois-ci, rien ne puisse être laissé au hasard et à l’improvisation. Ces nouvelles « règles » seront d’ailleurs reprises telles quelles en 1988 et 1995.
D’abord, la forme frontale du face-à-face de 1974 est remplacée par la forme triangulaire qui fait intervenir les journalistes. Ceux-ci, qui n’étaient que les présentateurs-animateurs du débat, y participent directement en répartissant les temps de parole délimités à la seconde, entre les deux candidats. Cela suppose que les participants ne puissent pas directement s’interpeller, ni, a fortiori, s’interrompre.
Conséquences : Valéry Giscard d’Estaing ne pourra plus avoir l’ascendant sur son adversaire en le prenant systématiquement à partie, comme il l’avait fait sept ans auparavant. Mitterrand, de son côté, pourra jouer de son adresse, tantôt envers son adversaire, tantôt envers les journalistes. Cela lui permettra, par exemple, de réfuter les affirmations de VGE sans le regarder (son regard étant tourné vers les journalistes pris à témoin) et en parlant de lui à la troisième personne (M. Giscard d’Estaing, il…).
Ensuite, les plans de coupe, montrant les réactions du candidat aux propos de l’adversaire, sont également prohibés. On ne voit donc à l’écran que celui qui parle et pas celui qui écoute. De plus, lorsque l’un des candidats s’exprime, le micro de l’autre débatteur est volontairement coupé.
« Il fallait le montrer tel qu’il était… homme de passion et de foi, en gros plan. » (Serge Moati)
Les exigences de Mitterrand ne s’arrêtent pas là : il interdit qu’on lui filme les pieds car comme nous l’avons vu, en 1974, ils ont trahi sa nervosité. Son équipe opte également pour la multiplication des prises en gros plan. Serge Moati, le réalisateur du candidat socialiste, explique « Lorsqu’on voit François Mitterrand en plan moyen, il a un côté ramassé, un peu vieux monsieur, enfin monsieur âgé. Il fallait le montrer tel qu’il était… homme de passion et de foi, en gros plan. »
Mais ce n’est pas tout ! François Mitterrand va jusqu’à modifier son apparence physique et son « look » afin de mieux passer à l’écran. Ses conseillers en communication l’incitent à se faire redresser et limer quelques dents proéminentes et pointues qui lui donnent, paraît-il, une apparence trop agressive. Ils parviennent également à modifier sa garde-robe et à lui faire couper ses rouflaquettes « seventies ».
Perfectionniste, déterminé et pointilleux, il accepte même de prendre des « leçons de télévision », ce qu’il avait refusé de faire en 1974 (VGE, lui, l’avait fait). Depuis lors, il n’a cessé d’apprendre : désormais, il s’entraîne à mieux passer à la télévision, il multiplie les fiches, les lectures, les lectures utiles, il écoute davantage les conseils.
Pour être vraiment à l’aise, il travaille systématiquement sur magnétoscope – l’objectif avoué est de faire jeu égal en ce domaine avec VGE, maître du terrain jusqu’alors – tout en conservant son style propre, plus conférencier que pédagogue, plus argumenteur que bonimenteur.
Je découvre les offres Projet VoltairePremière offensive : « Je ne suis pas votre élève »
Dès le début du débat, Valéry Giscard d’Estaing parle à son adversaire comme s’il avait déjà gagné, donnant au contraire de la consistance au camp adverse. Il reproduit la posture de Richard Nixon, lors du débat télévisé américain de 1960. François Mitterrand, lui, comme Kennedy, parle directement à l’opinion publique.
Pour ne pas ajouter à la notoriété de leur adversaire, les candidats évitent de prononcer le nom du concurrent. Valéry Giscard d’Estaing ne cite que sept fois le nom de François Mitterrand qui, lui, cite son adversaire quinze fois, préférant des périphrases du type « le candidat sortant ». De même, le vocabulaire militant très typé droite, gauche, socialiste, etc. tend à disparaître.
Le ton employé par Valéry Giscard d’Estaing est très technique. François Mitterrand, quant à lui, adopte un ton et une attitude à la télévision en cohérence parfaite avec sa campagne d’affichage (la fameuse « Force tranquille »), c’est-à-dire calme et serein. Ce face-à-face est tout à fait significatif des progrès de François Mitterrand qui réussit à prendre l’adversaire à son propre piège.
Au cours du débat, Valéry Giscard d’Estaing interroge François Mitterrand sur des questions de parité monétaire. Voici l’extrait qui illustre le point d’orgue du duel :
- VGE : Pour le deutsche mark… Pouvez-vous me donner les chiffres ?
- Mitterrand : Je connais bien la chute du franc par rapport au mark…
- VGE : Non, non, mais aujourd’hui ?
- Mitterrand : Le chiffre de la journée, de la soirée ?
- VGE : Oui, comme ordre de grandeur ?
- Mitterrand : Je n’aime pas beaucoup cette méthode. Je ne suis pas votre élève et vous n’êtes pas le président de la République ici. Vous êtes simplement mon contradicteur et j’entends bien…
- VGE : Oui, et je vous ai posé une question…
- Mitterrand : Je n’accepte pas cette façon de parler…
- VGE : Le fait de vous demander quel est le cours du deutsche mark ?
- Mitterrand : Non, non, pas de cette façon-là. Ce que je veux simplement vous dire, c’est que lorsqu’on passe de 1,87 franc à 2,35 francs environ en l’espace de sept ans, ce n’est pas une réussite pour le franc…
Décryptage de l’échange : Mitterrand laisse VGE le presser, l’attire même à lui en mimant la gêne, pour mieux lancer sa réplique et le déstabiliser par un jeu de bascule retournant la situation in extremis. « Ce n’est pas une contre-attaque fulgurante piquant au vif comme l’avait lancée Giscard en 1974, c’est la tactique de l’enroulé-enrobé, comme en contrepoids. Mitterrand est plus terrien qu’aérien, même dans ses ruses et ses joutes, cependant, avec le temps, cela finit par s’avérer très efficace. » indique Antoine de Baeque dans La cérémonie du pouvoir, Les duels sur la scène politique française.
Voir l’échange sur le deutsche mark (1:14:00 dans la vidéo) – Vidéo INA
Le coup de grâce : « l’homme du passif »
Non content d’avoir pris de court son adversaire, François Mitterrand persiste et signe : « Il y a sept ans vous m’accusiez d’être l’homme du passé, aujourd’hui vous êtes l’homme du passif. » Il rebondit ainsi sur la « pique » que lui avait lancée VGE en 1974 tout en l’adaptant au contexte de fin de septennat du Président sortant. Si Mitterrand s’est vu mis en retraite anticipée par son adversaire, – en raison notamment, de sa carrière de ministre sous la IVe République – il insiste, de son côté, sur l’inaction supposée et le bilan médiocre de Valéry Giscard d’Estaing.
VGE avait déjà attaqué Mitterrand sur son expérience politique passée lors de cette même campagne en lui assénant : « Vous avez été onze fois ministre et moi onze ans ministre. » En effet, la quatrième République était caractérisée par une forte instabilité ministérielle : les gouvernements duraient rarement plus de quelques mois.
L’effet de la petite phrase
L’importance du débat est confirmée avec éclat par 64 % des personnes interrogées. Le match de la revanche de 1974 laisse apparaître, lui aussi, les résultats de l’élection. François Mitterrand est jugé plus convaincant, plus original, plus proche des électeurs, moins ennuyeux et moins agaçant que Valéry Giscard d’Estaing.
Pourtant – et c’est de bonne guerre – VGE relativise l’impact de la formule : « Je sais bien qu’on a monté en épingle la formule de Mitterrand : « Vous êtes un homme du passif » mais c’est un mot de publicitaire et à mon avis, ce n’est pas un mot d’opinion publique. Personne n’en a gardé le souvenir. D’ailleurs il ne faut jamais faire de jeux de mots, parce que les gens ne comprennent pas toujours, et puis ça a l’air d’un truc. Cette formule, qui, pour le coup, était préparée, n’a pas eu une grande portée. »
On notera une petite tendance à la mauvaise foi lorsqu’il dit que « personne n’en a gardé le souvenir » ! De plus, VGE semble avoir « oublié » que sa propre petite phrase de 1974 a marqué les esprits. Est-ce parce qu’il s’est toujours défendu de l’avoir totalement improvisée qu’il se permet de minimiser la réplique, préparée, celle-ci (car faisant référence au débat précédent), de son adversaire ?
Néanmoins, en prenant un peu de recul sur sa défaite, il reconnaîtra ses lacunes : « Mon adversaire avait beaucoup préparé (…). Moi-même, j’avais trop préparé ce débat et je l’avais mal préparé. C’est-à-dire que je l’avais préparé comme si j’avais essentiellement à informer les téléspectateurs de la situation économique, sociale, etc. Alors qu’en fait ce n’est pas l’objet de ce genre d’émission. Son objet, c’est de dire : si je suis élu, qu’est-ce que je ferai pour vous ? Cela ne veut pas dire seulement des promesses démagogiques, cela veut dire ce que sera la France dans laquelle vous vivrez si vous m’élisez. Je ne m’étais pas suffisamment préparé à cela, donc j’étais trop technique, trop savant. ».
Par cette analyse, à froid, VGE n’a-t-il pas livré là les secrets d’un débat d’entre-deux-tours réussi ? À bon entendeur !
Conclusion
Finalement, qui a gagné le débat présidentiel de 1981 ? On juge généralement ce duel télévisé comme un match nul, mais cela a suffi à faire l’affaire de François Mitterrand ! Ce dernier est élu avec 51,76 % des voix, contre 48,24 % pour VGE.
La victoire de François Mitterrand témoigne du travail, de la patience et de la détermination dont il a su faire preuve. S’il s’est imposé lors du débat de 1981 et s’il a remporté l’élection, c’est parce qu’il a accumulé les expériences de trois campagnes présidentielles. De son côté, Valéry Giscard d’Estaing n’a certes pas fait d’étincelles, mais sa défaite était sans doute déjà consommée bien avant la campagne.
Sandrine Campese
Sources
- Olivier Duhamel et Jean-Noël Jeanneney, Présidentielles, les surprises de l’histoire, 1965-1995, Seuil, mars 2002.
- Antoine de Baeque, La cérémonie du pouvoir, Les duels sur la scène politique française, Grasset, avril 2002
Ce qu’il s’est également passé en France et en Europe en 1981
- Le 1er janvier, la Grèce rejoint la Communauté économique européenne (CEE).
- Le 6 mai, le Canard enchainé publie des documents montrant que le ministre du budget, Maurice Papon, a été responsable de la déportation de Juifs sous le régime de Vichy.
- En France, l’élection présidentielle masque en partie le décès du chanteur Bob Marley le 11 mai.
- Entre le 11 et le 15 mai, à la suite de la victoire socialiste, la Bourse de Paris chute de 17 %, le franc est attaqué et les contrôles aux frontières se multiplient pour éviter la fuite des capitaux.
- Toujours en mai, le gouvernement de Pierre Mauroy, nouveau premier ministre, met en œuvre plusieurs grandes décisions du programme socialiste : hausse du Smic, des allocations familiales et des allocations logements, ainsi que du minimum vieillesse. D’autres mesures sont adoptées dans les mois suivants : loi de nationalisations, semaine de 39 heures, cinquième semaine de congés payés, légalisation des radios libres… et abolition de la peine de mort le 18 septembre.
- Le 29 juillet, en Angleterre, Diana Spencer épouse le Prince Charles.
- Le 29 octobre s’éteint le poète et chanteur Georges Brassens.
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