Les petites phrases des débats présidentiels : « Vous n’avez pas le monopole du cœur » (1974)

En France, le premier débat télévisé du second tour de l’élection présidentielle a lieu le 10 mai 1974. Il oppose deux candidats : à droite, Valéry Giscard d’Estaing (VGE) qui a le soutien de la Fédération nationale des républicains et indépendants (FNRI) ; à gauche, François Mitterrand qui représente le Parti socialiste (PS) et l’Union de la gauche. De ce grand moment de télévision, suivi par 25 millions de téléspectateurs, le public a surtout retenu la célèbre réplique, et même pique : « Vous n’avez pas le monopole du cœur. » Dans quel contexte a-t-elle été prononcée et pourquoi ? A-t-elle été vraiment déterminante dans la victoire de VGE ?

Vidéo Le Point

Le contexte de l’élection présidentielle de 1974

L’élection présidentielle de 1974 se déroule les 5 et 19 mai 1974. Il s’agit d’un scrutin anticipé puisque le président en exercice, Georges Pompidou, est décédé en cours de mandat le 2 avril 1974. Les événements de mai 1968 ont mis en relief les changements sociaux et économiques en France. Si le gaullisme demeure une force politique importante (incarnée notamment par Jacques Chaban-Delmas), d’autres mouvements peuvent prétendre à la victoire. Forte d’un programme commun, la gauche socialiste et communiste s’unit derrière François Mitterrand. Valéry Giscard d’Estaing incarne quant à lui une droite moderne, européenne, qui prend ses distances avec le gaullisme et bénéficie notamment du soutien de Jacques Chirac, auteur de « l’appel des 43 » le 13 avril.

La campagne est marquée par l’importance de la télévision. Au soir du premier tour, François Mitterrand arrive en tête avec 43,25 % des suffrages exprimés. Il devance VGE (32,6 %). L’échec de Jacques Chaban-Delmas (15,11 %) marque la fin du gaullisme historique. Pour les deux candidats « qualifiés », tout reste possible. Dans ce contexte a lieu le premier débat télévisé du second tour, qui depuis s’est inscrit dans la tradition de l’élection présidentielle française, et qui s’inspire d’un premier débat similaire organisé aux États-Unis lors de l’élection présidentielle de 1960 opposant Kennedy à Nixon. Cette « première », présentée par les journalistes Jacqueline Baudrier et Alain Duhamel, tourne à l’avantage du futur président de la République.

L’instant d’avant

Valéry Giscard d'Estaing. Crédit photo : Communautés européennes
Valéry Giscard d’Estaing. Crédit photo : Communautés européennes

Dès les premières images du débat, on remarque que Valéry Giscard d’Estaing passe mieux à la télévision : il parle plus vite, il est plus à l’aise, ses interventions sont plus courtes et plus directes.

François Mitterrand, qui a pour lui la richesse de son vocabulaire et un fond idéologique bien établi, reste trop positionné sur la défensive : défense d’un programme, de catégories sociales, de son passé… À l’inverse, VGE se défend peu, même de son bilan économique (il était précédemment ministre de l’Économie et des Finances), même de son identité aristocratique, et préfère attaquer en taxant notamment son adversaire d’« homme du passé ».

Lorsque Mitterrand croit avoir trouvé la faille et s’engouffre dans la brèche sociale : « Il y a une politique qui défend la France qui travaille, et que j’entends représenter, et une politique qui lui nuit et sert les intérêts des classes privilégiées, c’est la vôtre… », VGE laisse venir, protestant d’abord mollement, « C’est une caricature ! », ce qui permet à son adversaire de s’enhardir : « Mon projet tend à répartir plus justement les fruits de l’effort national, à engager l’admirable aventure non seulement de la réussite économique, mais aussi du progrès social. C’est là tout notre débat. »

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Le moment fatidique

François Mitterrand - Crédit photo : Comet Photo AG (Zürich)
François Mitterrand – Crédit photo : Comet Photo AG (Zürich)

Excédé par le ton moralisateur et condescendant de son rival, VGE réplique : « Je vais vous dire quelque chose : je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le monopole du cœur. Vous n’avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du cœur. »

Cette réplique était-elle préparée ou improvisée ? Voici la réaction de Valéry Giscard D’Estaing, interrogé, plus tard, sur cette petite phrase : « Ce que j’ai dit était improvisé, et c’est amusant parce que c’était une réaction d’irritation. François Mitterrand énumérait toutes les catégories sociales malheureuses en France, et expliquait qu’il allait se pencher sur leur cas et tâcher d’apporter des solutions. Cette répétition a fini par m’exaspérer. Alors je l’ai interrompu et je lui ai dit : “Mais Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur !” J’ai dit ça comme ça. Il en a été très surpris. Il l’a reçu comme une espèce de choc, de coup de poing dans un combat de boxe. Il a fait : “Ahhh.” Et je lui ai dit : “Non, vous n’avez pas le monopole du cœur, tout ce que vous dites, je peux le dire aussi.” Et à partir de là, son système était déstabilisé ; et moi au contraire j’avançais sur le terrain, comme on dit dans les compétitions sportives. »

Après que Valéry Giscard d’Estaing a prononcé sa réplique, François Mitterrand continue son discours comme si de rien n’était. Pour les téléspectateurs, cela sonne comme une incapacité, un blocage, une absence coupable, le signe que le candidat ne peut franchir le pas et qu’il s’avoue vaincu.

François Mitterrand a lui aussi livré son analyse, après coup : « Beaucoup ont critiqué la lenteur, l’hésitation de ma riposte (…). Je ne hais pas assez mes rivaux pour tirer derechef après le premier sang. Cette disposition m’a ôté le mordant qui m’eut été utile en cet instant du duel. Du coup je remisai mes arguments, restai comme à distance et ne sentis pas la rudesse de la contre-attaque lorsqu’il récita sa tirade fort bien venue et fort bien préparée. J’écoutais, je regardais du fond d’un détachement intérieur dont j’ai mesuré par la suite l’imprudence. » 

L’effet de la petite phrase

Les deux candidats en sont convaincus : c’est cette réplique qui a fait basculer le débat en faveur de Valéry Giscard d’Estaing ! Voici, pour preuve, ce qu’a dit Mitterrand à VGE : « C’est là que vous avez gagné l’élection. Vous avez gagné 200 000 ou 300 000 voix ce soir-là et vous les avez gardées jusqu’au bout. »

Dans un sondage Sofres réalisé le lendemain, on apprend que le débat a rendu 33 % des électeurs plus favorables à Valéry Giscard d’Estaing, contre 26 % à François Mitterrand. Le vainqueur désigné du débat est VGE à 47 %, Mitterrand à 35 %, ni l’un ni l’autre à 18 %. Toujours dans ce sondage, VGE passe de 50 à 51,5 % d’intentions de vote, Mitterrand de 50 à 48,5 %.

La réalité est sans doute un peu plus nuancée. Il semblerait qu’au-delà de la réplique, ce soit surtout l’attitude de Valéry Giscard d’Estaing, favorisée par la mise en scène du débat, qui ait fait la différence.

Complément d’analyse

Dès le début du débat, VGE ne cesse d’interrompre son adversaire et ponctue ses exposés de remarques et de commentaires. Le réalisateur de l’émission, Roger Benamou, est d’abord surpris par cette attitude inhabituelle. Puis il comprend le jeu giscardien et plie sa mise en scène en fonction du candidat libéral. Au lieu de laisser les micros alternativement fermés, comme c’est l’usage, il les laisse constamment ouverts. Les téléspectateurs entendent ainsi de mieux en mieux les critiques de VGE.

De plus, la multiplication des plans de coupe permet de s’attarder sur le regard souvent goguenard de ce dernier. Sur les plans, on voit que les jambes de Mitterrand sont très agitées, alors que le haut de son corps est fixe et calme, ce qui traduit son stress. Depuis, certains politiques interdisent qu’on filme leurs pieds !

Conclusion

Pour certains, il est possible que ce débat ait fait basculer le sort en faveur de Valéry Giscard d’Estaing, qui l’emportera avec seulement 426 000 voix d’écart (50,81 % contre 49,19 %).

Pour d’autres, François Mitterrand n’a pas perdu sur ce coup-là – la défaite était sans doute consommée au soir du premier tour, puisqu’à 43,26 %, il était deux points en dessous du score espéré – et il n’a certes pas gagné non plus : les 0,81 % qui lui manqueront, il n’a pas pu les attraper au vol lors de ce débat. Il lui faudra attendre 1981 pour prendre sa revanche sur VGE… et lui asséner au passage une autre « petite phrase » passée à la postérité.

Sandrine Campese

Sources

  • Olivier Duhamel et Jean-Noël Jeanneney, Présidentielles, les surprises de l’histoire, 1965-1995, Seuil, mars 2002
  • Antoine de Baecque, La cérémonie du pouvoir : Les duels sur la scène politique française, Grasset, avril 2002

Ce qu’il s’est également passé en France et en Europe en 1974

  • en avril, décès de l’écrivain, dramaturge et cinéaste Marcel Pagnol ;
  • en avril, révolution des Œillets au Portugal qui entraîne la chute de la dictature salazariste ;
  • en juillet, la majorité civique passe de 21 ans à 18 ans ;
  • en juillet, création d’un secrétariat d’État à la condition féminine, Françoise Giroud devenant secrétaire d’État ;
  • en juillet, fin de la dictature des colonels en Grèce ;
  • en décembre, vote de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse.
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