« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage. » Ce fameux vers, nous le devons à Joachim du Bellay, un poète du XVIe siècle, qui, avec ses camarades de La Pléiade, s’est engagé à défendre le français. Défendre le français ? Mais contre qui, contre quoi ? À cette époque pourtant, il n’est pas encore « menacé » par l’anglais !
Pour comprendre, faisons un immense bond dans le temps (de presque un demi-millénaire quand même, attention ça risque de secouer). Nous voici en 1549, date à laquelle Joachim du Bellay publie Défense et illustration de la langue française. Par chance, il est en pleine promotion et a bien voulu répondre à nos questions.
Projet Voltaire : Monsieur du Bellay, pourquoi avoir publié un ouvrage de défense de la langue française ?
Joachim du Bellay : Comme vous le savez, il y a dix ans, le français est devenu la langue de l’administration et du droit au royaume de France, et ce, grâce à nostre bon Roy Françoys ! [Il s’agit bien sûr de François Ier, qui édicta, en 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, NDLR]. Un coup dur pour ceux qui ne jurent que par le grec et le latin et qui comptent bien protéger ce qu’il leur reste : la littérature, et particulièrement la poésie. Pour eux, le français est une langue « barbare » car « incapable de bonnes œuvres littéraires et de culture* ».
PV : À ce point ! Qu’est-il reproché au français ?
JDB : D’être une langue irrégulière, inélégante, car elle n’a pas de déclinaisons, ni pieds ni mètres comme la grecque et la romaine. Or, voyez-vous, on ne doit pas estimer une langue meilleure qu’une autre parce qu’elle est plus difficile.
PV : Ce n’est pas l’avis des plus puristes d’entre nous, mais c’est un autre débat. Comment faire pour que le français gagne ses lettres de noblesse ?
JDB : Par les lettres, justement ! C’est au poète qu’incombe la lourde charge « d’illustrer » le français. Quand je dis « illustrer », il faut à la fois comprendre « rendre illustre » et « éclaircir ». Je vous rappelle qu’en plus des résistances grecques et latines, le français est actuellement concurrencé par l’italien. Il s’agit donc de redoubler d’efforts !
PV : Vous semblez plutôt favorable à l’emploi de néologismes.
JDB : Bien sûr ! Les néologismes sont une nécessité. La langue française est encore en pleine maturation, et des mots manquent pour nommer les choses nouvelles, notamment les techniques. Avis à tous les futurs poètes : ne craignez pas d’inventer, d’adapter et de forger quelques mots français.
PV : Vous serez donc ravi d’apprendre que nos dictionnaires accueillent chaque année de nombreux néologismes !
JDB : Évidemment ! Si je suis favorable aux néologismes, c’est parce qu’il ne faut pas ôter à un homme cultivé qui voudra enrichir sa langue la liberté de faire usage quelquefois de vocables non communs.
PV : Ah, heu… pas sûr que les « taffer », « triper », « selfie » et « hipster », qui ont fait leur entrée dans Le Petit Robert 2015, répondent à la même exigence !
JDB : Hips… quoi ?
PV : Oui, c’est de l’anglais. Ce serait un peu long à vous expliquer. Quelle est votre position sur l’orthographe ?
JDB : Rappelez-vous, en 1542 Louis Meigret a tenté d’imposer une réforme orthographique. L’idée était de simplifier l’orthographe en la rendant conforme à la prononciation. Mais aucun imprimeur n’a souhaité éditer son programme. Quant à moi, je préfère suivre le « commun et antique usage », comme on dit chez nous. [rires]
PV : Tiens, c’est exactement la position du Projet Voltaire envers la réforme de l’orthographe de 1990 !
JDB : Vous m’en voyez ravi. En outre, j’attire votre attention sur l’importance de la relecture et de la correction. C’est le seul moyen d’ajouter, d’ôter ou de changer à loisir ce que la première impétuosité et l’ardeur d’écrire n’avaient pas permis de faire bien.
PV : Vous auriez fait un très bon ambassadeur du Projet Voltaire ! Nous aussi, nous insistons sur l’importance de se relire pour bien se corriger.
JDB : Mais qui est ce Voltaire dont vous n’arrêtez pas de me parler ? Attention, une relecture rapide n’est pas toujours suffisante, il est nécessaire, afin que nos écrits ne nous flattent pas comme font les enfants nouveau-nés, de les mettre de côté, de les revoir souvent, à la façon des ourses qui donnent leur forme aux membres de leurs petits à force de les lécher. Ce qui semble évident va encore mieux en le disant : bien écrire implique de prendre son temps !
PV : Vous semblez plutôt indulgent vis-à-vis des fautes d’orthographe, si l’on en juge par l’avertissement destiné à vos lecteurs.
JDB : Indulgent envers mes propres fautes, vous voulez dire ! [rires] Effectivement, j’ai jugé bon de préciser à la fin de mon ouvrage : « Quant aux fautes, la première édition les excusera, tout comme le discernement du lecteur cultivé qui ne s’arrêtera pas à de si petites choses. »
PV : Cette fois-ci nous ne partageons pas tout à fait votre audace !
JDB : Vous savez, mon manifeste – ou devrais-je dire notre manifeste, sinon je vais me faire taper sur les doigts par Pierre, Jacques, Rémy, Antoine, Pontus et Étienne [les six autres poètes de La Pléiade, NDLR] – est une véritable déclaration d’amour à la langue française en réaction aux périls extérieurs. En effet, pourquoi mendions-nous les langues étrangères comme si nous avions honte de dépenser la nôtre ?
PV : Une question plus que jamais d’actualité qui ne manquera pas de faire réfléchir les inconditionnels de l’anglicisme ! Merci, Joachim du Bellay.
Le mois prochain, c’est à François de Malherbe, le premier réformateur de la langue française, que nous rendrons hommage.
Sandrine Campese
* Les réponses de Joachim du Bellay écrites en italique sont directement extraites de son ouvrage La Deffence, & Illustration de La Langue Françoyse, texte original et translation en français moderne, éd. Mille et une nuits, 2009.
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Il est très intéressant de faire revivre des auteurs morts en leur prêtant votre voix. C’est stimulant et instructif. Après, forcément, vous leur faites dire ce que vous voulez et, inconsciemment, votre inclination doit transparaître dans la mise en forme de cette interview imaginaire.
– Du Bellay écrit dans sa Deffense : « Ce n’est point chose vicieuse, mais grandement louable, emprunter d’une langue étrangère les sentences et les mots, et les approprier à la sienne. » Voilà qui peut « faire réfléchir » les gens hostiles par principe à tout « anglicisme », bien loin d’ailleurs de l’esprit de Proust.
– Du Bellay souscrirait-il à « la position du Projet Voltaire envers la réforme de l’orthographe de 1990 » ? Certainement pas de mon point de vue, lui qui prônait une adéquation de la graphie et du son (http://books.google.fr/books?id=MRLiBT7alrIC&pg=PA84&lpg=PA84&dq=orthographe+phon%C3%A9tique+du+bellay&source=bl&ots=Xwsyp4vplk&sig=UbN2_sr9ZRvDPRNr5Ngk2ChDWKI&hl=fr&sa=X&ei=k61GVKHxDcfxapvNgZAI&ved=0CC8Q6AEwAw#v=onepage&q=orthographe%20phon%C3%A9tique%20du%20bellay&f=false)
Le mot « translation » a-t-il fait son entrée officielle dans le « français moderne » ?
Bonjour,
Tiré du latin translatio, le terme « translation » était employé en vieux français, notamment par Joachim du Bellay. C’est au XVIe siècle qu’il fut remplacé par « traduction » (du latin traductio). Aujourd’hui, employer « translation » au sens de « traduction » constitue un anglicisme.
À noter qu’à l’époque de du Bellay, le mot « traducteur » était très proche de « traditeur », qui signifiait traître !
J’ajouterais à la réponse pertinente de Sandrine que l’emploi au sens de traduction est non seulement un anglicisme inutile mais nocif !
En effet, il entre potentiellement en conflit avec les nombreuses autres acceptions modernes du mot : géométrie, droit, industrie, ou même religion et biologie…
Bonjour la confusion, voire le contresens selon le contexte !
Bien littérairement,
Chambaron
Exact ! Au collège, je me souviens que j’apprenais la « translation » de vecteur 🙂
L’un de mes professeurs de la fac utilisaient le mot translation pour désigner la traduction d’un texte d’ancien français en français moderne… Il estimait en effet qu’on ne pouvait parler de traduction car il s’agissait de la même langue mais ayant évoluée. Cela me semble une jolie utilisation !
Merci pour cette définition, aussi jolie que… pertinente ! Ce serait donc la seule acception de « translation » en bon français. Bonne journée.
Je récris mon message après corrigé les fautes…
« L’un de mes professeurs de la fac utilisait le mot translation pour désigner la traduction d’un texte d’ancien français en français moderne… Il estimait en effet qu’on ne pouvait parler de traduction car il s’agissait de la même langue mais ayant évolué. Cela me semble une jolie utilisation ! »
Mea culpa à tous ! 😉
Vous êtes tout pardonné !
Merci Chambaron ! Décidément, vous maîtrisez vos classiques 🙂
Bel entretien avec ces étoiles de la langue !
Vivement que Malherbe vienne…
Chambaron